• Interview de Michka Assayas pour la sortie du Nouveau Dictionnaire du Rock (5 mai 2014)

    Interview de Michka Assayas, pour la sortie du Nouveau Dictionnaire du Rock (5 mai 2014, Paris).
    Par Baptiste et Gérald PETITJEAN.

    Interview de Michka Assayas pour la sortie du Nouveau Dictionnaire du Rock (5 mai 2014)

    Michka Assayas est critique rock et romancier. En écrivant pour Rock & Folk, Les Inrockuptibles, Le Monde de la Musique ou VSD, et en animant ou en participant à des émissions de radio telles que « Subjectif 21 » et « C’est Lenoir », il a véritablement milité pour une certaine idée de la musique et a défendu des groupes tels que les Beach Boys, les Smiths, Joy Division et Echo & the Bunnymen. En 2000 sort le Dictionnaire du Rock dont il a été le chef d’orchestre. Quatorze ans plus tard, nous avons rendez-vous avec Michka Assayas à l’occasion de la parution du Nouveau Dictionnaire du Rock. Une heure et demie d’échanges passionnants et passionnés autour d’une vie rock et pop.

    Interview de Michka Assayas pour la sortie du Nouveau Dictionnaire du Rock (5 mai 2014)

    Gérald : Dans la première édition du dictionnaire du rock, les Beatles et les Rolling Stones étaient en couvertures : deux groupes anglais, deux groupes mythiques des années 60. Pour cette nouvelle édition du dictionnaire du rock, ce sont deux Américains, un noir et un blanc (Jimi Hendrix et Kurt Cobain), qui sont en couvertures. Pour nous, c’est un retour aux sources et cela résume très bien ce qu'est le rock : le croisement de la musique noire avec la révolte des jeunes blancs.
    Michka Assayas : Exact. Dans le cas d'Hendrix, il est américain mais il a été révélé en Angleterre et son manager était anglais (un ancien membre des Animals). Je pense que c'était important d'avoir un musicien noir en couverture (du premier tome, de A à L) car le rock est en grande partie dérivé de la musique noire (blues, soul, …). Et puis, il y a aussi un lien presque familial avec Hendrix. En effet, mon fils, quand il avait 17 ans, était obsédé par Hendrix ; et je lui demandais pourquoi il n'écoutait pas des trucs de son âge, des groupes de son époque. Mais il n'y avait rien à faire : il restait obsédé par Hendrix. Je crois qu'Hendrix est quelqu'un qui parle aux gens très jeunes : il appartient à un âge d'or, à une période mythifiée, qui, plus elle s'éloigne, plus elle paraît fantastique.
    Et pour l'autre tome (de M à Z), je voulais quelqu'un qui représente le rock d'après l'âge d'or. Et Cobain est le dernier gars dont on trouve la tête sur des T-shirts dans les boutiques à Saint-Michel. Je ne vois pas qui d'autre aura sa tête sur des T-shirts. Pas Jack White, pas Eminem, … Et les années 90, c'est l'âge du chaos, de la destruction, de l'effondrement. Ca paraissait intéressant d'avoir les deux bouts de la chaîne. Il y a aussi un point commun à ces deux photos : le côté accablé, qui entre en résonance avec notre époque.

    G : Il y a aussi une dimension sacrée, voire christique dans ces deux photos. Ils sont allongés, les bras en croix.
    MA : Oui, c'est vrai. Ce sont aussi deux artistes qui sont morts très jeunes, à 27 ans. Mais il y a une partie consciente et une partie inconsciente dans le choix de ces photos. En fait, on m'a proposé des photos et j'ai choisi ces deux-là. La photo que j'ai trouvée moi-même, c'est celle du coffret. Déjà il y a quinze ans, je voulais que ça représente le public, la communauté. Je ne voulais pas d'un groupe en particulier, ni d'un cliché du rock, par exemple un groupe sur scène dans une posture triomphante. Dans la première version du dictionnaire, j'avais choisi une photo des fans qui attendaient les Beatles à l'aéroport de San Francisco, avec les policiers qui empêchaient la jeunesse de partir à l'assaut du vieux monde. Pour le nouveau dico, j'ai retenu une photo d'une foule grunge, avec un slam, qui assiste à un concert de Mudhoney en 1988. D'ailleurs, j'ai demandé à mon fils s'il avait une idée de l'époque de cette photo. Et il m'a répondu que ça devait être avant sa naissance car il n'y avait pas de téléphones portables ! Bien observé.

    Baptiste : Vous parlez beaucoup de votre fils. Il est très branché musique comme vous ?
    MA : Oui, il a 23 ans. On a fait de la musique ensemble. Comme tous les parents avec leurs enfants adolescents, on avait une relation un peu conflictuelle et je ne savais pas trop comment lui dire que je n'étais pas d'accord avec ce qu'il faisait. Un copain m'a alors conseillé de faire quelque chose avec lui, pour parler le même langage. Et je me suis dit : tiens, si je faisais de la musique avec lui. Je suis un musicien absolument désastreux mais j'avais des idées de chansons. On s'est donc mis à faire de la musique ensemble, lui à la batterie, moi à la basse, accompagnés d'un copain guitariste, et je lui ai mis le pied à l'étrier. A l'époque, je m'amusais beaucoup avec GarageBand et ça lui a aussi donné le goût de l'électro. D'ailleurs, il commence à faire des morceaux et je suis très curieux d'entendre ce qu'il va faire. Il a un peu peur de mon avis. Au moins, j'ai réussi à me faire respecter sur ce plan-là (rires).

    B : Avant de jouer de la basse, vous avez été musicien ?
    MA : Pas vraiment. J'ai pris des cours de guitare classique. Mais c'est un instrument très difficile et je n'étais pas patient, je n'avais pas le sens du rythme. Après, je grattais des accords de Dylan ou des Beatles sur ma guitare.

    G : Pourquoi, ou peut-être plutôt comment, une vie rock, de Rock & folk à ce dictionnaire du rock ?
    MA : Je ne sais pas vraiment. On explique ces choses après coup. Il ne se passait pas grand-chose là où j'habitais, dans un village près de Paris. On s'emmerdait et cette musique pop qu'on entendait à la radio m'a excité. Les chansons des Beatles, des Stones et de Dylan me rendaient fou. Il y avait aussi la spécificité de la région dans laquelle on habitait : une forte présence de l'extrême gauche, avec ce côté militant et contre-culture. J'étais aussi façonné par les goûts de mon frère aîné et de ses copains : la musique underground, qu'on appelle aujourd'hui le rock progressif, avec des groupes comme Gong et Caravan, et tout un courant qui accompagnait une agitation politique libertaire, opposé à l'organisation traditionnelle de la société, qui nous disait qu’il fallait tout faire péter. J'étais fasciné par les gens qui prenaient des drogues alors que je n'en prenais pas. C'était l'idée d'une autre vie, alternative, subversive. Et la musique accompagnait cela. Je n’étais pas très connaisseur, je ne savais pas trop comment se faisait la musique, ça me semblait très lointain, presque d'une autre planète. Ensuite, le punk et le mouvement qui est arrivé après ont été très importants : c'étaient des groupes qui me parlaient, c'était ma génération, et pas les groupes que les grands frères écoutaient. J'étais complètement fanatisé : je lisais le NME et le Melody Maker, j'achetais des disques en import, je cherchais des trucs que personne ne connaissait. Comme je ne savais pas trop quoi faire de ma vie et que j'aimais écrire, j'ai commencé à rédiger des articles avec un côté militant, presque comme si j'étais en mission, pour faire comprendre aux gens qui écoutaient Dire Straits ou Police qu'ils devaient absolument écouter Joy Division. J'ai donc démarré au Monde de la Musique et à Rock & Folk à 21 ans. J'ai fait un reportage à Londres en 1980, au cours duquel j'ai connu Young Marble Giants et U2, qui sont un peu les deux extrémités du spectre. Même si à l'époque, c'était le même mouvement, avec Psychedelic Furs, Monochrome Set, Delta 5, … Et tous ces groupes, même U2, jouaient devant trente personnes.

    B : En parlant de la presse musicale, pensez-vous qu'elle a beaucoup changé depuis vos débuts ?
    MA : On ne peut pas comparer l'époque actuelle avec ce qui s'est passé il y a trente ans, car on a changé de monde. Au début des années 80, on écrivait parce qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Je ne pensais pas à créer un fanzine, et il existait des journaux comme Rock & Folk ou Libération qui étaient des journaux de la contre-culture mais qui avaient des forts tirages. Ce qui était un peu compliqué, c'était qu'il y avait dans ces journaux des gens qui étaient issus de l'âge d'or du rock, qui étaient allés à Woodstock, qui avaient vu Hendrix, Clapton, les Stones, etc. Ils étaient très accrochés à leur jeunesse, qui était encore récente, mais il faut reconnaître qu'ils étaient très ouverts à ce que des gens comme nous (Francis Dordor, François Gorin, Hugo, Cassavetti, Laurence Romance, …) puissent s’exprimer. J'ai eu de la chance de croiser des gens qui m'ont fait confiance, même s'ils ne comprenaient pas très bien de quoi je voulais parler et qu’ils ne connaissaient pas les groupes que je souhaitais faire découvrir. On ne pouvait pas s'exprimer ailleurs : il n'y avait pas de rubrique « rock » dans les grands journaux ou à la télé. Parfois, il y avait un article sur le punk dans le Monde, mais c'était plus l’aspect social et sociologique qui les intéressait. A l'époque, tout cela sentait encore le soufre. Quelques groupes étaient connus du grand public, les Clash commençaient à faire parler d'eux, mais la plupart des groupes restaient underground et minoritaires. On luttait pour avoir des cases qui nous permettaient de parler des ces groupes. Aujourd'hui, avec Internet, tous les types de musique sont devenus plus accessibles.

    G : Il me semble que ce qui a beaucoup changé avec internet, YouTube et le MP3, c'est que la musique est devenue instantanée. Dans les années 80 et 90, il fallait suivre tout un rite initiatique avant de pouvoir écouter un disque chez soi : lire la presse musicale spécialisée (parfois britannique, comme le NME et le Melody Maker), écouter les émissions de Bernard Lenoir, commander un disque (souvent en import), … En fait c'était un temps long.
    MA : Tout à fait. Il arrivait qu'on lise une chronique sur un disque sans pouvoir l'entendre avant un mois. Cela créait un autre rapport à la musique, une attente, une rêverie. D’ailleurs, des gens étaient parfois déçus à l'écoute d'un disque sur lequel ils avaient fantasmé.

    G: Il y avait un côté sacré ou religieux dans ce rapport à la musique. On avait presque l’impression d’une paroisse qui se réunissait.
    MA : Oui. Ca me rappelle quand j'allais tous les samedis, de manière rituelle, au magasin New Rose, à Paris, près d'Odéon. J'y achetais le NME, je retrouvais des figures familières. C'est d'ailleurs quelque chose qui a beaucoup changé dans la musique : avant, et je parle même de la génération avant la mienne, il fallait se déplacer, aller dans des endroits particuliers pour acheter un journal ou un disque, pour rencontrer des gens qui connaissaient. Paul Mc Cartney raconte que, quand il était gamin, il avait pris le bus pour aller dans le nord de la ville pour voir un gars qui connaissait un accord de guitare que lui ne connaissait pas. Les gens étaient obligés d'aller dehors, de se déplacer, d'aller au cinéma, etc, car ils s'ennuyaient chez eux. Il n'y avait pas internet ni les DVD, il n'y avait qu'une télé sinistre qui n'émettait que le soir. Nous sommes passés d'une époque du voyage et du déplacement à une époque de l'instantané assis sur sa chaise.

    B : Et vous, quelle est votre façon d'écouter de la musique actuellement ? CD, vinyle, MP3 ?
    MA : Je ne suis pas spécialement attaché à un support particulier. Dans les années 70, j'ai eu de très grandes émotions musicales avec des transistors qui avaient un son pourri. J'ai tout de même un problème avec le MP3 ; c'est tellement compressé que ça donne un son hyper sourd qui ne prend pas aux tripes et qui ne donne pas envie de bouger. J'aime bien écouter des vieux vinyles de Steely Dan par exemple, mais je pense que j'aurais les mêmes émotions en écoutant le CD. Je ne suis pas un fétichiste du vinyle. Pour moi, l'idéal, maintenant, c'est d'écouter de la musique en voiture, sur des trajets longs. Et, quand je réécoute un vinyle, je suis déçu car il faut trop vite retourner le disque pour passer l'autre face. Cela dit, ce qui me frappe quand même à l'écoute des vieux vinyles, c'est la chaleur du son et le fait qu'il n'y a rien d'inutile, alors que, dans le CD, il y a parfois une profondeur inutile, avec presque trop de sophistication. Neil Young disait d'ailleurs que le vinyle permettait de voir un paysage à travers une fenêtre, et que le CD, c'était comme être face à une mosaïque et voir un détail à la fois. Dans un CD, on est parfois déstabilisé par la précision extrême d'un détail qui nous empêche d'écouter ça comme un ensemble.

    G : On va revenir au dictionnaire du rock. Mais on ne va pas vous poser les questions du style « Pourquoi le dico du rock, aujourd'hui, avec internet ? ». Pour nous, la question n'a pas lieu d'être : il est normal et naturel d'avoir un dico du rock. Le dico du rock, c'est autre chose qu'une simple navigation internet.
    MA : Je le crois aussi. Il y a quinze ans, quand on voulait trouver la date de naissance de Keith Richards, il n'y avait pas d'autre moyen que d'ouvrir le dictionnaire du rock. C'est vrai qu'aujourd'hui, avec internet, on peut trouver cette information autrement. Mais, si on veut savoir quelle est l'histoire complète des Stones, avec un point de vue qui les compare avec d'autres groupes de la même époque, qui compare leurs albums et leurs différentes périodes, avec aussi le côté humain et les histoires qui vont avec, internet ne suffit pas.

    G: Dans la première version du dico du rock, j'avais d'ailleurs beaucoup aimé ce côté recueil d'histoires. J'avoue que je lis régulièrement le dico en l'ouvrant au hasard et je tombe sur des histoires souvent extraordinaires. Il y a un côté « Mille et une nuits ».
    MA : Il n'y a rien qui puisse me faire plus plaisir que cela. Les « Mille et une nuits » sont mon livre préféré. Je l'avais découvert à l'âge de onze ou douze ans et j'avais été émerveillé : on s'y perd comme dans un labyrinthe, avec une histoire qui est emboîtée dans une autre qui est emboîtée dans une autre, etc, avec aussi un mélange de réel et de merveilleux. Et l'histoire du rock, c'est tout cela : des gens à moitié fous qui prennent des drogues qui les transforment en super-héros, comme Clark Kent qui devient Superman.
    Pour l'anecdote, Emmanuel Carrère, qui est un écrivain très connu et qui s'intéresse très peu au rock, m'avait fait un très beau compliment sur le dico : il m'avait dit qu'il le lisait aux toilettes et qu'il découvrait des histoires incroyables sur des types dont il n'avait jamais entendu parler.

    G : Un autre point intéressant dans le dico, c'est d'avoir rassemblé toutes les petites chapelles du rock, qui n'ont pas l'habitude de se parler : le rock classique des 50's et 60's, la soul, l'indie pop, la variété française, le hard rock, etc. Et je trouve vraiment amusant de lire les fiches de groupes issus de mouvements que je ne connais pas du tout et dont je n'ai a priori rien à faire.
    MA : C'est pareil pour moi. J'ai eu exactement le même plaisir en écrivant le dico : « Ca alors, il a joué avec Truc, il vient de la même ville que Machin. » Du coup, on se rend compte qu'il y a beaucoup plus de rapports entre des musiques et des groupes très différents que ce qu'on imagine. Et on s'aperçoit aussi que les gens ont choisi un style de musique parce que leur voisin en jouait, qu'il n'y a pas forcément de vision au départ, que tout cela est souvent lié au hasard et aux rencontres. C'est très fragile la musique. Pourquoi autant de groupes ont du talent pendant un an ou deux ans et après ça s'arrête ? Il y a un mystère. C'est comme des gens qui attendent les courants. Parfois ils les trouvent, parfois ils ne les trouvent jamais. Et parfois, ils les perdent et ne les retrouveront plus jamais. Dans le rock, c'est souvent comme le gars qui joue au casino pour la première fois et qui gagne avec la chance du débutant, puis qui passe sa vie à y retourner et à perdre.

    B : En Grande Bretagne ou aux Etats-Unis, les groupes sont souvent montés par des jeunes qui viennent de milieux populaires, qui n'ont pas forcément fait d'études, qui ne connaissent pas la théorie musicale. Et on a l'impression que quand ces groupes deviennent très techniques et académiques, leur musique devient ennuyeuse.
    MA : Tout à fait. Je pense que le plus intéressant dans le rock, c'est la phase d'apprentissage. Les gens ne se rendent pas compte que les Beatles, à leurs débuts, n'étaient pas bons. Ils ont appris avec George Martin, un peu comme s'ils étaient à l'école. Par exemple, ils entendaient par hasard des trompettes sur un air de Bach, ils allaient voir George Martin et lui demandaient comment faire pour avoir la même chose sur leurs chansons. En fait, ils tentaient des choses, avec un côté « gamineries ». Alors que des professionnels de la musique leur auraient conseillé de ne surtout pas faire cela : « Non, non, non. Ce n'est pas le protocole. On n'a jamais fait ça. Ca ne doit pas être fait comme ça. ».

    B : Pour mettre à jour le dico du rock, vous avez beaucoup utilisé internet ?
    MA : Oui. C'est un peu comme une armée de documentalistes qui travaillent à l’œil. Le problème avec internet, c'est surtout qu'on ne sait plus s'arrêter : il y a toujours un lien qui envoie vers un autre site. Il faut faire comme quand on visite un musée : soit on y passe des jours entiers, soit on se donne 45 minutes en allant à l'essentiel. Et instinctivement, je sais ce qui m'intéresse dans la musique, j'essaye d'aller droit au but. Je suis très pointilleux sur les éléments biographiques, en particulier en ce qui concerne les débuts des groupes : le background familial et géographique, comment ils se sont rencontrés, comment ils en arrivent à enregistrer une première maquette au bout de plusieurs mois, voire de plusieurs années, … Ensuite, les histoires deviennent souvent plus banales : ils signent un contrat professionnel, ils ont un premier succès, ils sont catalogués dans un genre, parfois ils restent dans ce genre, … Il est quand même rare que la trajectoire d'un groupe sur quinze à vingt ans soit d'un intérêt égal. C'est pour cela que je me focalise sur les sources, à comprendre d'où ça vient. Parfois, je n'ai pas réussi à rassembler tous les éléments que je souhaitais. Il reste encore des choses à améliorer pour la prochaine édition, si elle existe un jour (rires).

    G: Les sources peuvent parfois être dures à trouver à cause des artistes eux-mêmes, qui inventent des histoires et construisent leurs propres mythes.
    MA : Bien sûr. Dylan par exemple, qui a raconté qu'il avait écrit sur le livre d'or de son lycée : « Parti rejoindre le groupe de Little Richard. »

    B: Vous savez s'il y a un équivalent du dictionnaire du rock dans le monde anglo-saxon ?
    MA : Je ne crois pas. Pour deux raisons. La première, c'est que nous, les Français, aimons analyser, classifier, comparer, comprendre. La seconde, c'est que nous ne sommes pas familiers de ces racines du rock, qui sont élémentaires pour des américains ou des britanniques.

    B : On va maintenant aborder un sujet qui, apparemment, a été l'objet de nombreux débats : le rock français.
    MA : Ah oui ! Alors là, personne n'est d'accord. Il existe plusieurs approches. En fait, il y a un vieux schisme qui remonte aux années 60, que j'ai connu quand j'étais encore enfant : les yéyés contre les rockers, la variété contre le rock. Ceux qui chantaient en français étaient considérés par les puristes comme faisant de la variété pourrie. Et inversement, les fans de Johnny Hallyday et d'Eddy Mitchell considéraient que ceux qui n'écoutaient que des chansons en anglais étaient snobs et élitistes. Je crois que cette manie de vouloir se distinguer est problématique en France. Vous faisiez auparavant allusion aux origines modestes de nombreux groupes anglais, et ça ne les empêche pas de faire une musique qui est loin d'être primaire et d'écrire de la poésie. Joy Division, les Smiths, … En France, on en est toujours à savoir si vous avez fait les bonnes études, si vous avez le bon diplôme, etc.

    B: En Grande-Bretagne, la culture ouvrière est vraiment devenue LA culture, alors qu'en France, la culture populaire est soit ringardisée, soit extrême-droitisée.
    MA : Exactement. Regardez tout simplement la résonance du mot folklore dans les deux langues, en France et dans le monde anglo-saxon. Dans les îles britanniques et aux Etats-Unis, le folk, qui est la source de la musique populaire, est valorisé : depuis la fin du XIXème siècle, il y a des collecteurs de chansons populaires ; les Lomax père et fils sont allés chercher des chanteurs de blues dans les pénitenciers et dans les fermes ; les folkloristes font des thèses universitaires. Et tout ce mouvement a donné Dylan. En France, qu'est-ce qu'on a ? On dit que c'est « folklo » : en gros, soit c'est passéiste et ringard, soit on tombe dans la revendication régionaliste. Alors qu'il y a des chansons traditionnelles françaises qui sont fantastiques. Par exemple, j'adore Agnès Gayraud (La Féline) : elle a fait une version d'une vieille chanson française, « Le roi a fait battre tambour ». C'est une pure merveille, simple et mystérieuse. Quand je dis à des gens de mon âge que mon style de musique préféré est le folk, ils font la grimace et crient au secours en pensant au Roi Dagobert. Alors que moi je pense à des chansons de marins et de fantômes, sinistres, angoissantes. D'ailleurs, j'ai très envie de faire ce genre de chansons de manière moderne.

    G: Ca me fait penser à Tarnation, un groupe américain que j'adore, qui a superbement revisité la country.
    MA : Oh oui ! Paula Frazer a fait récemment des trucs magnifiques. J'ai dû me battre pour que Tarnation reste dans le dictionnaire : l’auteur voulait le virer mais c'était hors de question ! Ce groupe est méconnu et sous-estimé, mais génial. C'était à la même époque les Red House Painters. J'ai vu Mark Kozelek en concert il y a quelques mois et c'était magique.

    B: Actuellement, en France, il y a un mouvement très intéressant, avec des groupes qui se réapproprient la langue française, avec une poésie simple et très touchante, sans faire de la chanson à textes ou de la chanson engagée.
    MA : Oui, c'est vraiment dans l'air. Mais c'est très difficile d'écrire des chansons simples. Ca demande beaucoup de travail car le français est une langue très analytique, très intellectuelle. Et puis j'ai toujours eu du mal avec la tradition française des paroles pompeuses car c'est très artificiel.

    G : Vous êtes critique de rock mais aussi écrivain et romancier. Quelle différence voyez-vous entre le rock et la littérature ?
    MA : Pour écrire, on est seul. Donc on est obligé de rester dans sa tête, d'objectiver ce qu'on a écrit, de prendre de la distance et de voir si ça prend vie. Quand j'ai écrit mes premiers récits, c'était presque à défaut de faire de la musique. « Les Années Vides » était presque un poème en prose. D'ailleurs, ce n'est pas un hasard que ce livre soit réédité par Le Mot et le Reste, qui publie beaucoup de livres sur la musique. Ensuite, j'ai essayé d'écrire des choses plus amples, que j'espérais plus ouvertes sur un public plus large, qui ne connaît pas la musique. C'est assez dur d'analyser ce qu'on fait. Je fais de mon mieux : j'adore écrire, j'adore l'effet que les phrases produisent, j'adore émouvoir. Mes romans ne sont pas hyper populaires ; je doute qu'ils traverseront les années. Dans vingt ou trente ans, ils n'intéresseront probablement qu'une minorité d’amateurs ou d’historiens. Ce qui est certain, c'est que le dictionnaire du rock va rester car il y a une harmonie parfaite entre la forme et le propos : c'est un livre romanesque, accessible à tous, et ayant une utilité. Et avec les coauteurs, nous ne nous sommes pas pris pour des écrivains. C'est de la littérature modeste. Mais c’est quand même de la littérature.

    G: Un des points forts du dico du rock, et qui est selon moi un vrai travail d'écrivain, c'est qu'il suscite les discussions : « Pourquoi tel groupe n'y est pas ? Pourquoi Machin a droit à plus de pages que Truc ? »
    MA : Oui, c'est un livre vivant. C'est le but de l'art : ça ne doit pas être mis dans une vitrine pour être contemplé. Ca doit faire réagir et créer un courant de vitalité.

    G: Pour terminer l'interview, quelles sont les couvertures que vous verriez pour la V3 du dictionnaire ?
    MA : C'est un peu tôt (rires). Je vais faire une allusion que je ne ferais pas à tout le monde mais je pense que vous allez comprendre. J'ai pensé aux pochettes des disques des Smiths : pendre des photos liées à la culture populaire, mais en les sortant de leur contexte, en les rendant mystérieuses et poétiques. En fait, la question n'est pas qui mettre en couverture, mais plutôt comment. D'où l'idée, pour ce nouveau dictionnaire, de mettre en couvertures des images de gens vaincus. Car nous sommes dans une période au cours de laquelle les gens sont vaincus. Et c'est peut-être en leur faisant prendre conscience de cette réalité qu'on pourra les encourager à sortir de cet état. C'est vraiment comme cela que j'avais pris la musique de Joy Division et des Smiths : l'industrie est morte, la culture ouvrière est morte, l'âge d'or de la musique est terminé, les lendemains qui chantent n'arriveront pas, donc célébrons cette fin des temps. Et de là beaucoup de choses sont nées : des gens ont commencé à écrire et à faire de la musique.


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